Le critère juridique applicable à la discrimination fondée sur l’état familial demeure incertain en Ontario
Le 27 janvier 2022, la Cour suprême du Canada rejetait une demande d’autorisation d’appel, laissant intact l’arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta de mai 2021 dans l’affaire United Nurses of Alberta v. Alberta Health Services, 2021 ABCA 194 (en anglais seulement). Or, il s’agit d’une affaire importante pour tous les ressorts territoriaux canadiens en matière de droits de la personne, y compris l’Ontario, car elle définit les exigences juridiques du critère de discrimination prima facie en Alberta, en application de la loi albertaine sur les droits de la personne.
La décision de la Cour suprême du Canada laisse à chacun des territoires de compétence provinciaux, territoriaux et fédéral du pays le soin de définir ses propres critères juridiques en ce qui concerne la discrimination prima facie dans les dossiers portant sur l’état familial. La Cour d’appel de l’Ontario (CAON) n’a pas encore soupesé cette question et le critère juridique applicable aux termes du Code des droits de la personne demeure incertain.
Le droit est bien établi en ce qui concerne la preuve d’un cas de discrimination prima facie. En effet, en matière de droits de la personne, un plaignant doit démontrer :
- Qu’il possède une caractéristique protégée de la discrimination;
- Qu’il a subi des répercussions négatives;
- Que la caractéristique protégée a joué un rôle dans lesdites répercussions.
Voici la question dont était saisie la Cour d’appel de l’Alberta : un plaignant en matière de droits de la personne doit-il faire la preuve qu’il a pris ses « propres mesures d’adaptation » pour établir la présence de discrimination prima facie en vertu de la caractéristique protégée de l’état familial?
La Cour d’appel a répondu à cette question par la négative. Il n’existe pas, en Alberta, de quatrième exigence liée aux « propres mesures d’adaptation » :
[TRADUCTION] [99] Nous concluons que l’affaire Johnstone et les autres décisions semblables, qui introduisent dans le critère de Moore une quatrième exigence liée aux propres mesures d’adaptation concernant la discrimination prima facie, sont mal fondées et imposent de manière inappropriée aux requérants en matière d’état familial une norme plus élevée que celle qui s’applique à d’autres types de discrimination. La Cour suprême du Canada a établi le critère de la discrimination prima facie*, sans restriction et sans fioritures liées à la preuve. Le débat doit se terminer en Alberta : le critère de discrimination prima facie devrait être exactement le même, que ce soit dans le contexte d’une discrimination directe ou ayant un effet préjudiciable fondée sur des motifs prohibés, ou dans celui de dossiers mis de l’avant en vertu de la législation sur les droits de la personne, ou dans celui d’une convention collective ou autrement, ou dans les cas de contrôle judiciaire. Lorsque les critères diffèrent ou que des gradations de la preuve sont exigées pour le même critère, des inégalités sont engendrées.
Ce qui précède signifie qu’il n’existe pas, pour les dossiers concernant l’état familial, de critère prima facie unique, différent de ceux des autres caractéristiques protégées par les dispositions législatives sur les droits de la personne. L’affaire United Nurses s’oppose à l’affaire Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110, dans laquelle la Cour a conclu qu’un plaignant en matière de droits de la personne devait faire la preuve de quatre facteurs, et non pas seulement trois, pour établir l’existence de discrimination prima facie* fondée sur l’état familial :
[93] Je conclus de cette analyse que, pour établir la preuve de discrimination prima facie en milieu de travail fondée sur un motif illicite, en l’occurrence la situation de famille issue d’obligations liées à la garde des enfants, la personne qui soutient être victime de discrimination doit démontrer (i) qu’elle assume le soin et la supervision d’un enfant; (ii) que l’obligation en cause de prendre soin d’un enfant engage sa responsabilité légale envers cet enfant et qu’il ne s’agit pas simplement d’un choix personnel; (iii) que la personne en question a déployé des efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations de prendre soin d’un enfant en explorant des solutions de rechange raisonnables et qu’aucune de ces solutions n’est raisonnablement faisable; et (iv) que les règles régissant le milieu de travail visées entravent d’une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité de s’acquitter de ses obligations de prendre soin d’un enfant.
Le troisième facteur de l’arrêt Johnstone, ci-dessus, est souvent appelé « l’obligation du plaignant de prendre ses propres mesures d’adaptation ». Il incombe au plaignant de faire des efforts raisonnables pour tenter de trouver des solutions à ses propres obligations de garde d’enfants et d’établir qu’il n’existe pas de solution raisonnable. La Cour d’appel de l’Ontario n’a pas encore pris part au débat. Dans l’affaire Partridge, 2014 ONCA 836 (en anglais seulement), la Cour d’appel de l’Ontario, tout en reconnaissant l’existence du débat, n’aborde pas carrément la question des critères apparemment opposés mis de l’avant par la Cour fédérale (Johnstone*) et d’autres tribunaux. Le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (TDPO), est divisé quant à l’approche qu’il faudrait adopter (voir Espinoza, 2021 HRTO 68 au paragraphe 95) (en anglais seulement).
L’analyse la plus approfondie réalisée par le TDPO se trouve dans l’arrêt Misetich, 2016 TDPO 1229 (en anglais seulement). Ladite analyse est conforme au droit établi sur l’obligation de prendre des mesures d’adaptation en tant qu’obligation multipartite imposant à toutes les parties le devoir de participer et de collaborer ouvertement à l’examen de toutes les options et solutions de rechange raisonnables face aux exigences contradictoires du travail et des responsabilités familiales.
La réalité ontarienne, du moins jusqu’à ce que la Cour d’appel de l’Ontario décide de résoudre le problème, pourrait être que sans égard au critère juridique appliqué aux questions de discrimination fondée sur l’état familial, le résultat serait probablement le même dans la plupart des cas, selon les faits d’un dossier en particulier. Il existe une assez grande similitude analytique entre la prise en compte des « considérations contextuelles » (Misetich) et tout effort de « propres mesures d’adaptation » (Johnstone). C’était le résultat énoncé dans Partridge au paragraphe 20. Quel que soit le critère prima facie appliqué (Johnstone ou Misetich), le résultat aurait été le même. Voir aussi Simpson, 2019 HRTO 10, au paragraphe 31 (en anglais seulement) et Peternel, 2018 ONSC 3508 au paragraphe 74 (en anglais seulement).
Pour lire la décision dans sa totalité, visitez Canlii (ang. seul.)